L'amour dure trois ans, Beigbeder PARTIE II
III Sur la plage, abandonné
Bonjour à tous, ici l'auteur. Je vous souhaite la bienvenue dans mon cerveau, pardonnez mon intrusion. Fini de tricher: j'ai décidé d'être mon personnage principal. D'habitude, ce qui m'arrive n'est jamais grave. Personne n'en meurt autour de moi. Par exemple, je n'ai jamais mis les pieds à Sarajevo. Mes drames se nouent dans des restaurants, des boîtes de nuit et des appartements à moulures. Le truc le plus douloureux qui m'était arrivé ces derniers temps, c'était de ne pas avoir été invité au défilé de John Galliano. Et puis, tout d'un coup, voici que je meurs de chagrin. J'ai connu la période où tous mes amis buvaient, puis celle où ils se droguaient, puis celle où ils se mariaient, et maintenant je traverse celle où tous divorcent avant de mourir. Cela se passe dans des endroits pourtant très gais, comme ici, à la Voile Rouge, une plage tropézienne ou il fait très chaud, eurodance debout sur le bar, pour rafraîchir les lumpenpétasses en bikini on les douche avec du Cristal Roederer à une brique les 75 cl avant de leur sucer le nombril. Je suis encerclé de rires forcés. J'ai envie de me noyer dans la mer mais il y a trop de jetskis.
Comment ai-je pu laisser les apparences dicter ma vie à ce point-là? On dit souvent qu'“il faut sauver les apparences”. Moi je dis qu'il faut les assassiner car c'est le seul moyen d'être sauvé.
IV L'être le plus triste que j'aie jamais rencontré
L'hiver, à Paris, il y a des endroits où il fait plus froid que d'autres. On a beau boire des alcools forts, c'est comme si un blizzard soufflait jusqu'au fond des bars. L'ère glaciaire est en avance. Même la foule donne des frissons.
J'ai fait les choses comme il fallait: né dans un bon milieu, je suis allé à l'école au lycée Montaigne puis au lycée Louis-le-Grand, j'ai fait des études supérieures dans des instituts où j'ai croisé des gens intelligents, je les ai invités à danser et certains sont même allés jusqu'à me donner du travail, j'ai épousé la plus jolie fille que je connaissais. Pourquoi fait-il si froid ici? À quel moment me suis-je fourvoyé? Moi, je ne demandais pas mieux que de vous faire plaisir; être comme il faut ne me dérangeait pas tant que ça. Pourquoi je n'y ai pas droit, moi aussi? Pourquoi, au lieu du bonheur simple que l'on m'avait fait miroiter, n'ai-je trouvé qu'un compliqué délabrement?
Je suis un homme mort. Je me réveille chaque matin avec une insoutenable envie de dormir. Je m'habille de noir car je suis en deuil de moi-même. Je porte le deuil de l'homme que j'aurais pu être. Je déambule d'un pas fixe, rue des Beaux-Arts - la rue où Oscar Wilde est mort, comme moi. Je vais au restaurant pour ne rien manger. Les maîtres d'hôtel sont vexés que je ne touche pas à leurs assiettes. Mais vous en connaissez beaucoup, vous, des morts qui finissent le plat de résistance en se pourléchant les babines? Tout ce que je bois, c'est donc à jeun. Avantage: l'ivresse rapide. Inconvénient; l'ulcère à l'estomac.
Je ne souris plus. C'est au-dessus de mes forces. Je suis mort et enterré. Je ne ferai pas d'enfants. Les morts ne se reproduisent pas. Je suis un mort qui serre des mains à des gens dans des cafés. Je suis un mort plutôt convivial, et très frileux. Je crois que je suis la personne la plus triste que j'aie jamais rencontrée.
L'hiver, à Paris, quand le thermomètre descend en dessous de zéro, l'être humain a besoin d'arrière-salles éclairées la nuit. Là, caché au beau milieu du troupeau, il peut enfin se mettre à trembler.
V Date limite de fraîcheur
On peut être grand, brun, et pleurer. Pour ce faire, il suffit de découvrir tout d'un coup que l'amour dure trois ans. C'est le genre de découverte que je ne souhaite pas à mon pire ennemi - ce qui est une figure de style puisque je n'en ai pas. Les snobs n'ont pas d'ennemis, c'est pourquoi ils disent du mal de tout le monde: pour essayer d'en avoir.
Un moustique dure une journée, une rosé trois jours. Un chat dure treize ans, l'amour trois. C'est comme ça. Il y a d'abord une année de passion, puis une année de tendresse et enfin une année d'ennui.
La première année, on dit: “Si tu me quittes, je me tue.”
La seconde année, on dit: “Si tu me quittes, je souffrirai mais je m'en remettrai. ”
La troisième année, on dit: “Si tu me quittes, je sabre le Champagne.”
Personne ne vous prévient que l'amour dure trois ans. Le complot amoureux repose sur un secret bien gardé. On vous fait croire que c'est pour la vie alors que, chimiquement, l'amour disparaît au bout de trois années. Je l'ai lu dans un magazine féminin: l'amour est une poussée éphémère de dopamine, de noradrénaline, de prolactine, de lulibérine et d'ocytocine. Une petite molécule, la phényléthylamine (PEA), déclenche des sensations d'allégresse, d'exaltation et d'euphorie. Le coup de foudre, ce sont les neurones du système limbique qui sont saturés en PEA. La tendresse, ce sont les endorphines (l'opium du couple). La société vous trompe: elle vous vend le grand amour alors qu'il est scientifiquement démontré que ces hormones cessent d'agir après trois années.
D'ailleurs, les statistiques parlent d'elles-mêmes: une passion dure en moyenne 317,5 jours (je me demande bien ce qui se passe durant la dernière demi-journée...), et, à Paris, deux couples mariés sur trois divorcent dans les trois ans qui suivent la cérémonie. Dans les annuaires démographiques des Nations Unies, des spécialistes du recensement posent des questions sur le divorce depuis 1947 aux habitants de soixante-deux pays. La majorité des divorces ont lieu au cours de la quatrième année de mariage (ce qui veut dire que les procédures ont été enclenchées en fin de troisième année). “ En Finlande, en Russie, en Egypte, en Afrique du Sud, les centaines de millions d'hommes et de femmes étudiés par l'ONU, qui parlent des langues différentes, exercent des métiers différents, s'habillent de façon différente, manipulent des monnaies, entonnent des prières, craignent des démons différents, nourrissent une infinie variété d'espoirs et de rêves... connaissent tous un pic des divorces juste après trois ans de vie commune. ” Cette banalité n'est qu'une humiliation supplémentaire.
Trois ans! Les statistiques, la biochimie, mon cas personnel: la durée de l'amour reste toujours identique. Coïncidence troublante. Pourquoi trois ans et pas deux, ou quatre, ou six cents? À mon avis, cela confirme l'existence de ces trois étapes que Stendhal, Barthes, et Barbara Cartland ont souvent distinguées: PassionTendresse-Ennui, cycle de trois paliers qui durent chacun une année - un triangle aussi sacré que la Sainte Trinité.
La première année, on achète des meubles.
La deuxième année, on déplace les meubles.
La troisième année, on partage les meubles.
La chanson de Ferré résumait tout: “Avec le temps on n'aime plus.” Qui êtes-vous pour oser vous mesurer à des glandes et des neurotransmetteurs qui vous laisseront tomber inéluctablement à la date prévue? À la rigueur on pouvait discuter le lyrisme du poète, mais contre les sciences naturelles et la démographie, la défaite est assurée.
Vocabulaire :
tricher : ne pas respecter les règles d'un jeu, agir d'une manière déloyale pour gagner ou réussir.
se nouer : se former
chagrin : tristesse
une brique : 10 000 francs ou 1500 euros
se noyer : si je ne sais pas nager, je vais dans la piscine, je peux me noyer (mourir par asphyxie en s'immergeant dans un liquide)
avoir beau + infinitif : même si
le blizzard : un vent froid
fourvoyer : perdre
miroiter : espérer : faire miroiter -> faire espérer
délabrement : une ruine, une détérioration
être en deuil : après la mort de quelqu'un, on s'habille en noir : on est en deuil
déambuler : marcher sans but précis, errer, se promener
vexé : fâché
plat de résistance : le plat principal
se pourlécher : se régaler, passer la langue sur les lèvres en signe de gourmandise/de plaisir, "se lécher les babines"
une babine : lèvre des chiens
à jeun : quand on doit faire une prise de sang, on doit y aller à jeun, c'est-à-dire, sans avoir mangé
l'ivresse : l'exaltation. Ivre : bourré, saoul. Ivresse est le nom
enterrer : mettre sous terre
frileux : quelqu'un qui a toujours froid est frileux
un troupeau : un groupe d'animaux est un troupeau
Pour ce faire : pour faire cela
suffire : être suffisant
tout d'un coup : brusquement
sabrer : donner des coups de sabre
un complot : une alliance
reposer : s'appuyer sur
déclencher : provoquer
allégresse : joie
le coup de foudre : tomber amoureux au premer regard
cesser : arrêter
agir : faire/fonctionner
recensement : dénombrement, inventaire
enclencher : mettre en mouvement, commencer
entonner : boire
une prière : quand on est religieux, on récite des prières
craindre : avoir peur
nourrir : alimenter
troublant : étonnant
un palier : une étape
Questions
Dans quel milieu le personnage principal vit-il, évolue-t-il ?
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